LA "COUNTRY MUSIC" DANS TOUS SES ETATS

ALBERT LEE au New-Morning, 6 Mars 2018


Photos de Fred Hamelin.

Texte de Olivier Aubry.

Quelquefois, dans l’existence, nous sommes confrontés à des choix. Ainsi, quand j’ai appris par hasard la venue d’Albert Lee à Paris, j’ai ressenti tout d’abord une grande amertume. Pour une fois qu’un événement musical de qualité avait lieu en France, j’étais à trois cents bornes de là. Mon dernier concert de « country music », c’était le vieux Johnny Cash en 1989. Et la dernière fois que j’étais monté dans la capitale (je ne suis plus Parisien depuis quelques années), c’était en 2015 pour Lynyrd Skynyrd. Autant dire que les six cent bornes aller-retour, les frais et la fatigue qui en résultent, tous ces inconvénients ne m’emballaient pas vraiment. Pourtant, quelque chose m’interpellait et tournait sans cesse dans ma tête : serai-je un vrai « country man » ou bien un naze ?
Grâce à ma femme qui s’est décarcassée pour que je puisse assister en toute tranquillité à ce show incontournable, cette question ne s’est pas posée très longtemps. Quand je sors du métro, il fait nuit. Une pluie fine et pénétrante tombe d’un ciel sombre. Je tourne au coin de la rue du Château d’Eau puis je m’engage dans la rue des Petites Écuries. Et là, sans prévenir, les souvenirs me tombent dessus et je me retrouve près de trente ans en arrière. Printemps 1988. Le show d’Albert Lee au New Morning. Ma courte conversation avec Marcel Dadi venu pour l’applaudir. La prestation inoubliable d’Albert. La soirée agitée et bien rock’n’roll avec les potes après le concert. Tout cela me semble bien loin. La nostalgie m’enlace sournoisement. Mais mon retour dans le passé est stoppé net par la surprise. Je constate avec stupeur qu’une bonne cinquantaine de personnes attendent déjà devant le New Morning. Comme il pleut, tout le monde s’est abrité contre la façade de l’immeuble, formant ainsi une longue file d’attente. Et moi qui me croyais malin en me pointant trois quarts d’heure avant l’ouverture… Bon, je ne vais pas m’en faire pour si peu. Fidèle à mes habitudes de vieux rocker filou, je me place d’autorité dans le premier tiers de la file à moins de cinq mètres de l’entrée et j’attends (que peut-on faire d’autre dans une file d’attente ?). Personne ne trouve à y redire. Seul inconvénient : je me prends la flotte en pleine face mais ce n’est pas grave.



Vers 19h20, la porte s’ouvre et se referme rapidement. Et, comme dans un rêve, je vois passer Mister Albert Lee juste à côté de moi. Il est accompagné de son épouse et s’en va visiblement dîner quelque part. Alors là, je n’hésite pas car je dois lui donner quelque chose. Eh oui, j’ai copié quelques photos que j’avais prises lors de son concert de 1988. Je comptais les lui offrir après le show (on est fan ou on ne l’est pas) mais là, l’occasion est trop belle ! Je le laisse dépasser la fin de la file et je le rattrape. Je l’aborde le plus poliment possible avec mon anglais des grandes occasions. Je lui souhaite le bonsoir et je lui dis que j’ai quelque chose pour lui. Je lui explique que ce sont des photos prises il y a presque trente ans de cela dans cette même salle. J’ajoute que Marcel Dadi était dans le public ce soir-là. Il me répond qu’il s’en souvient parfaitement et il me remercie chaleureusement. Je lui serre la main en lui affirmant qu’il est un de mes « guitar heroes » favoris, ce qu’il semble apprécier. Il me déclare gentiment qu’il va se restaurer et qu’on se reverra plus tard après le concert. Décidément, c’est un homme charmant. Waah ! Je viens de discuter rapidement avec une de mes idoles en plein Paris ! Je dois être en train de rêver ! Je réintègre ma place dans la file juste au moment où les portes s’ouvrent. Curieusement, les gens ne se précipitent pas devant la scène et préfèrent s’asseoir sur les marches ou les sièges au fond de la salle (bon, la moyenne d’âge se situe quand même autour de la soixantaine). Je me place juste derrière les photographes et je suis presque au premier rang. Vers 20h30, les lumières s’éteignent et le concert démarre.

Et là, la claque ! Albert joue toujours aussi bien et n’a rien perdu de son style véloce malgré ses soixante quatorze ans. Il gratte avec assurance sa Music Man Ernie Ball, balançant en toute décontraction des solos flamboyants. En plus, pas question de tempo ralenti. D’ailleurs, les musiciens qui l’accompagnent sont plus près du berceau que du cercueil. Le bassiste et le batteur oscillent entre vingt et vingt cinq ans tandis que le pianiste semble avoir tout juste la trentaine. Conclusion : ça déménage ! Et puis, Albert explore toutes les ressources du son clair, ce son cristallin avec lequel on ne peut pas tricher. Il enchaîne les tirés de cordes acrobatiques à la limite de la steel guitar, les phrasés ultra-rapides et les accords sur trois cordes. Il est toujours facile de faire sonner une guitare en son saturé ou d’aligner quarante notes à la seconde en abusant de la distorsion. Mais pour faire le tri entre les hommes et les petits garçons ou pour voir ce qu’une gratte a dans le ventre, le son clair sert de référence. Ce qui me frappe dès le début, c’est le plaisir de jouer qui émane d’Albert. Il affiche un large sourire qui ne le quittera pas de la soirée. On sent bien qu’il adore se produire sur scène comme tout bon musicien qui se respecte. Cerise sur le gâteau, les photographes se barrent au bout de vingt minutes et je me retrouve au premier rang, aux pieds d’Albert. Je ne perds pas une miette de son jeu démentiel. Le pire, c’est que quand on le regarde, ça semble facile ! Quant à la set-liste, elle fait le tour de toutes les musiques intemporelles que nous aimons tant : « country music » hyper rapide, country-rock, rockabilly, rhythm’n’ blues, rock’n’roll, ballades country. Albert ouvre le show avec « I’m ready » de Fats Domino, sur un groove mélangeant swing et rock dans la plus pure tradition de la Nouvelle Orléans. Il enchaîne avec le country « Two step two » de Delbert McClinton. Juste avant la ballade « Wheels » de Gram Parsons, il nous déclare qu’il a joué ce morceau avec Emmylou Harris. Il ajoute malicieusement qu’il sait que pas mal de personnes présentes ce soir l’ont vu avec Emmylou il y a quarante ans. Malheureusement pour moi, je ne fais pas partie du nombre car je ne la connaissais pas à cette époque. Juste après, Albert se lance dans une autre ballade mélodique avec « Evangelina », puis il embraye avec le rockabilly « Restless » du grand Carl Perkins, joué à fond la caisse avec des solos renversants. Á la fin du morceau, le public applaudit fortement et salue bruyamment la performance d’Albert. Après une chanson lente de Rodney Crowell (dont je ne me rappelle plus le titre) suivie de « Runaway train » de John Stewart, Albert met à nouveau le feu à la scène avec le speedé « Luxury liner » (toujours de Gram Parsons). En intro, il nous annonce qu’il s’agit du premier morceau qu’il a enregistré avec Emmylou. Ensuite, une déferlante de notes country nous arrive en pleine poire et Albert balance tous les « licks » de son répertoire. Le public hurle son contentement. Ça gueule aussi fort que dans un concert de hard rock. J’en suis moi-même surpris compte tenu de la moyenne d’âge très avancée des spectateurs. Albert nous remercie, toujours avec son sourire radieux. Il annonce deux titres de Buddy Holly et nous confie qu’il est très fier d’avoir joué sur trois albums des fameux Crickets (le groupe de Buddy). La salle ne cache pas sa joie car il est assez rare de nos jours de voir quelqu’un reprendre cet artiste fabuleux. Après un « Well, allright » très sympathique, Albert remet la gomme avec « Rockin’ around with Ollie Vee » et un bel échange guitare/piano. On se croirait dans les années cinquante. La folie ! Á la fin de ce délire musical, Albert nous annonce qu’il va faire une pause et qu’il reviendra dans une vingtaine de minutes. Bon, c’est vrai qu’il n’est plus tout jeune. Mais en dépit de son âge, il est toujours au sommet de son art et il joue comme il y a trente ans. En plus, il a conservé sa voix claire et agréable qui colle merveilleusement à la « country music ». Oui, Albert Lee est un fameux gratteux mais il chante aussi très bien (à mon sens, on n’a pas assez souligné ce talent). Partout autour de moi, j’entends des commentaires élogieux sur le style inimitable d’Albert et sur la qualité de sa prestation. Je remarque aussi la présence dans la salle d’une dizaine de Britanniques, dont une Anglaise passablement éméchée. D’ailleurs, quand le groupe revient sur scène, elle crie un vigoureux « Albert, I love you ! ». Toujours souriant, le guitariste lui répond qu’il l’aime aussi (« I love you too ! »), ce qui fait bien rire le public dans une ambiance décontractée. Mais la musique n’attend pas. Albert commence sa deuxième partie de show avec un titre qui balance bien mais que je ne connais pas. Le morceau suivant ne me pose aucun problème : il s’agit de la très belle chanson des Everly Brothers « No one can make my sunshine smile ». Il faut dire qu’Albert a aussi joué avec eux (on peut d’ailleurs se demander avec qui il n’a pas joué). Sur ce titre, il chante avec une émotion particulière et utilise avec talent le vibrato de sa Music Man. Ensuite, nous avons droit au rhythm’n’blues « Leave my woman alone » de Ray Charles, arrosé à la sauce country. Á la fin, il nous présente ses musiciens qui récoltent de nombreux applaudissements. Il faut bien avouer qu’ils sont particulièrement doués, surtout le pianiste. Variant les plaisirs, Albert se met aux claviers pour deux superbes ballades nostalgiques : « Highwayman » de Jimmy Webb (une chanson popularisée en 1985 par le super quatuor country composé de Johhny Cash, Waylon Jennings, Willie Nelson et Kris Kristofferson) et « Till I gain control again » de Rodney Crowell. Et puis, il nous joue enfin son morceau fétiche que tout le monde attend, « Country boy » qui déboule à cent cinquante à l’heure. Albert nous inonde de solos inspirés et hallucinants dont il a le secret sans jamais se répéter. On pourrait presque voir des étincelles jaillir de sa guitare. La salle sombre dans le délire !

Malheureusement, même les meilleures choses ont une fin. C’est déjà le moment du rappel. Albert joue une ballade aux claviers (« A better place » de Glen Campbell). Il reprend sa six-cordes et nous avertit que le morceau suivant est un hommage à un héros mort l’année dernière. Il ajoute que nous savons tous de qui il s’agit puis il attaque un riff de Chuck Berry. Et c’est « Back in the USA » qui fait sauter le public de joie. Enfin, Albert nous achève avec un rockabilly de folie, « Tear it up » de Johnny Burnette. Sa guitare libère une avalanche de notes bien senties. Á un moment, il croise les bras sur son instrument. Il joue la rythmique sur une corde grave avec la main droite et change de tonalité en maniant le vibrato de la main gauche. Incroyable ! Les survivants hurlent leur contentement. Albert et ses musiciens se retirent sous des applaudissements nourris. Les gens quittent la salle mais je décide de rester un moment. En tout, nous sommes environ une trentaine (dont les Britanniques) à patienter. Et Albert reparaît pour signer des autographes. Quand vient mon tour, il me reconnaît et me signe mon ticket. Je lui montre le tee-shirt que je porte, celui du concert de 1988. Il se marre. Je lui serre la main et lui souhaite une autre trentaine d’années à jouer de la musique. Il me remercie chaudement, toujours avec son sourire rayonnant.



Je sors du New Morning heureux. Dehors, la pluie s’est arrêtée. Sans doute un signe. Beaucoup de gens trouveront sans doute excessif le fait d’écrire un article concernant un concert confidentiel. Mais pour les fans de country music et les amateurs de guitares qui claquent, c’était une soirée exceptionnelle. Pour ma part, j’aurais regretté toute ma vie d’avoir manqué ça. J’ai revu cet immense artiste dont la musique a bercé ma vie de jeune homme. J’ai pu approcher ce guitariste légendaire qui a souvent travaillé avec des inconnus (Dave Edmunds, Emmylou Harris, Eric Clapton, Joe Cocker, les Everly Brothers et j’en passe). Un de mes rêves de jeunesse s’est réalisé ! Alors, les six cents kilomètres aller-retour, les bouchons sur le périphérique, la pollution, la surpopulation parisienne, l’argent dépensé, tous ces inconvénients pour assister à un concert d’Albert Lee… oui, ça valait vraiment le coup !

Olivier Aubry

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